Institué à l’occasion de la réforme du Code pénal, l’article 223-1 est connu pour ses applications en matière routière et, plus largement, de transports. Toutefois, son domaine étant général, il a vocation à être plus largement mis en œuvre en matière de risques industriels.

« souvent dénoncé, rarement poursuivi, le délit de mise en danger ne permet pas réellement de défendre les intérêts qu’il protège »

Il en va du délit de mise en danger de la vie d’autrui, prévu par l’article 223-1 du Code pénal, comme du délit de corruption : souvent dénoncé, rarement poursuivi, il ne permet pas réellement de défendre les intérêts qu’il protège. C’est que le législateur, lors de l’introduction de ce texte dans notre droit pénal, sans doute conscient de son audace à prétendre sanctionner l’auteur d’un comportement à risque alors même que ce risque ne se serait pas concrétisé, a posé à son application des conditions draconiennes, que la Cour de cassation n’a cessé depuis de rappeler.

Les limites ainsi posées par la lettre du texte sont telles, que l’un de ses promoteurs, l’ancien sénateur Pierre Fauchon, fut l’auteur d’une proposition de loi visant précisément à assouplir les conditions posées à la sanction des comportements à risque[1].

De fait, la matière de ce délit, un peu particulier à l’aune des autres infractions du Code pénal, existe bien et réside à notre sens dans les risques technologiques auxquels l’industrie nous expose lorsqu’ils ne sont pas maîtrisés.

Poste de travail désaffecté

À cet égard, on se souvient de l’affaire Alstom qui avait vu l’un des fleurons de l’industrie française être condamné pour avoir délibérément violé les règles de sécurité relatives à l’utilisation de l’amiante, et exposé ainsi ses salariés à un risque de maladie grave[2].

Se livrant à une application didactique de l’article 223-1 du Code pénal, le tribunal correctionnel de Lille, confirmé par la cour d’appel de Douai[3], avait considéré que le fait, pour l’une des sociétés du groupe Alstom et son dirigeant, d’avoir utilisé l’amiante dans son processus industriel sans chercher à en prémunir ses salariés ni même à les en informer, constituait non seulement la violation du décret n° 96-98 du 7 février 1996 relatif à la protection des travailleurs contres les risques liés à l’inhalation de poussières d’amiante, mais encore le délit de mise en danger de la vie d’autrui.

Le tribunal, qui avait largement fait droit tant aux réquisitions du ministère public qu’aux demandes des parties civiles, avait en conséquence prononcé à l’encontre de la personne morale une peine d’amende de 75 000 euros, correspondant au maximum légal de l’amende encourue, et à l’encontre de son dirigeant, directeur de l’usine concernée, une peine de neuf mois d’emprisonnement avec sursis et de 3 000 euros d’amende. Ils avaient en outre été solidairement condamnés à verser à chacun des salariés plaignants des dommages et intérêts d’un montant de 10 000 euros en réparation de leur préjudice.

Ce jugement correctionnel avait été largement commenté[4] parce qu’il constituait l’une des premières décisions de condamnation pénale d’un employeur du seul chef d’avoir exposé ses salariés au risque de contracter les maladies liées à l’amiante. Mais il est, depuis, resté isolé.

Cette décision mérite d’être rappelée en ce qu’elle constitue un exemple topique de la faculté dont devraient pouvoir disposer les justiciables exposés à un risque industriel d’une particulière gravité, d’obtenir la condamnation pénale des responsables identifiés alors même que le risque auquel ils ont été exposés ne s’est pas concrétisé et qu’ils n’ont, par conséquent, subi aucun dommage corporel.

On rappellera en effet que, prévu par les dispositions de l’article 223-1 du Code pénal, le délit de mise en danger délibérée de la vie d’autrui a été adopté afin de lutter en priorité contre les « chauffards » et les employeurs indélicats. Lors de l’adoption de ce nouveau texte à l’occasion de la réforme du Code pénal en 1992, le Garde des Sceaux s’en expliquait ainsi : « Ce nouveau délit de mise en danger d’autrui me paraît adapté pour répondre au comportement inadmissible des personnes qui utilisent inconsidérément des instruments potentiellement dangereux, tels que l’automobile, ou qui violent, pour des raisons strictement économiques, des règlements de sécurité prévus par le Code du travail ».

Or, si les juridictions correctionnelles ont largement fait application du délit de mise en danger dans des hypothèses de violations du Code de la route, rares sont les employeurs condamnés de ce chef pour avoir violé la réglementation en matière d’hygiène et de sécurité prévue par le Code du travail, et plus rares encore sont les décisions relatives à la violation de la législation des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE).

À la lecture de la jurisprudence, il est en effet frappant de constater que peu de plaintes pour mise en danger aboutissent et que les exemples de condamnations du chef de délit de mise en danger en raison d’une exposition à des risques industriels sont rarissimes.

Ce constat s’explique difficilement dans la mesure où tant la lettre que l’esprit de l’article 223-1 du Code pénal autorisent l’application de ce texte à la violation délibérée de toute obligation particulière de sécurité ou de prudence et où la réglementation relative à l’hygiène et à la sécurité des conditions de travail et celle des ICPE fournissent un grand nombre d’exemples de telles obligations dont la violation constitue un comportement à haut risque. Dans cette mesure, les risques industriels auraient dû fournir la matière première de la jurisprudence rendue au visa de l’article 223-1 du Code pénal.

Partant de ce paradoxe, il est proposé de faire le point sur la jurisprudence en la matière afin d’envisager les possibilités d’appliquer plus largement qu’il ne l’est actuellement le délit de mise en danger délibérée de la vie d’autrui aux différents comportements à risques engendrés par les activités industrielles.

Afin d’apprécier la réalité de l’option ainsi offerte aux victimes potentielles des risques industriels et, par décalque, le poids du risque contentieux pesant sur les responsables, il conviendra, dans un premier temps, de revenir brièvement sur chacun des éléments constitutifs du délit de mise en danger (1).

Dans un second temps, on tentera de dresser une typologie des risques industriels pouvant potentiellement donner lieu à poursuites de ce chef. Afin d’embrasser la vision des victimes, il sera proposé de regrouper les risques en deux catégories suivant qu’ils sont encourus par les individus présents sur le site industriel, ou ceux situés à l’extérieur de ce site (2).

1. MISE EN DANGER DÉLIBÉRÉE DE LA VIE D’AUTRUI : ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DU DÉLIT, EXEMPLES D’APPLICATION ET RÉPRESSION

Création du nouveau Code pénal entré en vigueur le 1er mars 1994, modifié sur ce point par la loi Fauchon du 10 juillet 2000, le délit de mise en danger d’autrui est prévu par l’article 223-1 du Code pénal aux termes duquel « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ».

Le délit de mise en danger délibérée de la vie d’autrui fait ainsi écho aux infractions d’atteintes involontaires à l’intégrité de la personne définies comme le fait de causer à autrui des blessures, voire la mort, « par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement ».

En effet, lorsque les blessures ou la mort résultent de la « violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement », les peines encourues sont renforcées[5].

La différence est néanmoins essentielle entre les infractions d’imprudence, dans lesquelles existe un résultat dommageable objectif, et l’infraction de mise en danger, pour laquelle il n’existe par hypothèse aucun résultat dommageable, du moins pas de dommage corporel. Un dommage moral existe bien néanmoins, consistant dans l’exposition à un risque d’une particulière gravité, qui justifie l’intérêt à agir et l’indemnisation des victimes.

La qualification du délit de mise en danger délibérée de la vie d’autrui nécessite néanmoins, aux termes de la circulaire d’interprétation du 24 juin 1994, de la doctrine et de la jurisprudence, la démonstration de plusieurs éléments constitutifs. Il convient de les reprendre successivement.

« le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende »

1.1.- Éléments constitutifs du délit

  • Violation d’une obligation particulière de sécurité. Condition préalable : la violation d’une « obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement » doit tout d’abord être constatée.

La jurisprudence a eu à préciser que la notion de « règlement » s’entend de tout texte normatif à valeur législative, qu’à valeur infra-législative, tels que les règlements autonomes, les règlements de police générale, les arrêtés ministériels, préfectoraux et municipaux. La Cour de cassation rappelle inlassablement cette condition et la nécessité pour les juges du fond d’indiquer la source de l’obligation sanctionnée[6].

L’obligation imposée par la loi ou le règlement qui a été violée doit en outre avoir pour objectif la « sécurité » ou encore la « prudence ». À l’origine du texte, on trouve la référence aux règles de sécurité en matière de transports terrestres.

Il doit s’agir enfin d’une obligation « particulière » de sécurité ou de prudence. Selon la doctrine, « constitue une telle obligation particulière celle qui impose un modèle de conduite circonstanciée précisant très exactement la conduite à avoir dans telle ou telle circonstance »[7].

cône de danger

Tel n’est pas le cas d’obligations générales comme, par exemple, celles selon lesquelles, en matière automobile, tout conducteur doit « se tenir constamment en état et en position d’exécuter commodément et sans délai les manœuvres qui lui incombent » et « rester constamment maître de sa vitesse et régler cette dernière en fonction de l’état de la chaussée, des difficultés de la circulation et des obstacles prévisibles »[8]. Constitue également une obligation générale, celle qui, en matière aéronautique, prescrit qu’« un aéronef ne sera pas conduit d’une façon négligente ou imprudente pouvant entraîner un risque pour la vie ou les biens des tiers »[9].

À l’inverse, constituent des obligations particulières de prudence les vitesses maximales imposées aux véhicules automobiles.

La Cour de cassation a donné une autre illustration de l’obligation particulière de prudence, en matière médicale : celle selon laquelle seuls des infirmiers diplômés ou en cours de formation peuvent assister le chirurgien au cours d’une opération[10].

La proposition de loi précitée visait précisément à ajouter au texte actuel un cas visant « la commission d’une faute d’imprudence grave », car, selon son auteur, « il n’y a pas de concordance nécessaire entre l’édiction d’une norme législative ou réglementaire et la création d’un risque, création qui, par nature, peut parfaitement échapper à la vigilance du législateur, alors surtout que le développement des techniques ou l’imagination malfaisante créent chaque jour de nouvelles circonstances potentiellement dangereuses »[11].

  • Une violation manifestement délibérée. La violation de la règle précitée doit en outre avoir été « manifestement délibérée ».

Le ministre de la Justice a pu préciser ici que le terme « manifestement » signifie que celui qui viole l’obligation connaît son existence et décide pourtant de ne pas en tenir compte.

Ainsi que le soulignaient les auteurs de la proposition de loi du 13 janvier 2011, qui n’entendait pas amender cet élément, « cette exigence paraît en effet essentielle pour la qualification délictueuse, d’autant qu’elle introduit un élément en quelque sorte intentionnel dans l’imprudence »[12].

Nous sommes donc ici à la frontière de l’infraction intentionnelle, ce qui justifie la répression du comportement.

  • L’exposition à un risque immédiat. De la violation revêtant les caractéristiques énumérées ci-dessus, doit résulter l’exposition directe de tiers à un risque immédiat de mort ou de blessures graves.

« la preuve du risque sera d’autant moins difficile à rapporter que les connaissances scientifiques seront acquises et que des études épidémiologiques seront disponibles »

Ainsi que le note pertinemment la doctrine, en certaines matières, ce risque existera toujours. Ainsi « en matière aéronautique, le risque de causer la mort ou une infirmité permanente existera toujours, la collision d’un avion avec un autre élément étant toujours de nature à provoquer d’autres blessures que des ecchymoses »[13].

Dans l’espèce ayant donné lieu au jugement du tribunal de Lille[14], les juges avaient motivé l’exposition aux risques en considérant que « les faits reprochés aux prévenus sont à l’origine de l’inhalation d’énormes quantités de poussière d’amiante par les salariés de l’usine d’Alstom Power Boilers de Lys-lez-Lannoy qui avaient déjà été contaminés avant la date de prévention. Cette exposition a donc aggravé leur contamination qui risque de dégénérer, pour les salariés les plus chanceux, en plaques pleurales, mais aussi, pour certains autres, sous forme d’abestose pulmonaire, de mésothéliome et de cancer broncho-pulmonaire ».

S’agissant de l’exposition à l’amiante, le risque de maladies graves, souvent mortelles, est bien établi et largement documenté. Il n’en va pas de même de toutes les sources d’exposition aux risques professionnels, mais aussi industriels, sur lesquels on reviendra.

Dans ces matières, la preuve du risque sera d’autant moins difficile à rapporter que les connaissances scientifiques seront acquises et que des études épidémiologiques seront disponibles. C’est pourquoi ces études menées sur une large population et destinées à estimer l’incidence de l’exposition à un facteur toxique ou nocif sont cruciales.

  • L’élément moral, enfin, se déduit de la violation manifestement délibérée de l’obligation particulière de sécurité identifiée.

1.2.- Exemples d’applications en dehors d’infractions au Code de la route

Pensé et créé pour réprimer les « chauffards » de la route, ainsi qu’en témoignent les dispositions du Code pénal spécialement consacrées à la mise en danger d’autrui commise au volant d’un véhicule terrestre à moteur, le délit a rapidement eu vocation à s’appliquer à d’autres comportements à risques aussi divers que :

– le transport par bateau de passagers en surnombre ne disposant ainsi pas tous de gilets de sauvetage, et ce, même par beau temps[15] ;

– la conduite d’aéronefs[16] ;

– la pratique du ski ou surf des neiges hors piste[17] ;

– l’utilisation d’une motoneige sur une piste skiable pour débutants[18] ;

– la conduite en état d’ivresse d’un train de voyageurs, sans en maîtriser la vitesse ni marquer l’arrêt en gare[19] ;

– la vente d’une moto classée comme épave[20] ou le prêt d’un véhicule automobile en très mauvais état par un garagiste[21] ;

– le fait de laisser s’installer des campeurs dans un site boisé non aménagé où les risques d’incendie en période estivale sont réels et sérieux[22] ;

– le fait de laisser en liberté des chiens appartenant à une race capable d’attaquer et ayant auparavant attaqué des passants[23] ;

– l’organisation d’une « rave party » dans un lieu non prévu pour recevoir les personnes en nombre important[24] ;

– la pratique d’interventions de chirurgie esthétique avec l’assistance de personnels non qualifiés[25] ;

– le fait pour un éleveur de laisser divaguer de nombreux animaux sur des routes aux abords de ses champs[26] .

Les quelques exemples jurisprudentiels d’application du délit de l’article 223-1 du Code pénal à des hypothèses de risques industriels sont étudiés ci-après.

1.3.- Répression

On rappellera ici que la responsabilité des personnes morales, à l’exclusion de l’État et des personnes morales de droit public pour les activités ne pouvant pas être déléguées, est expressément prévue par les dispositions de l’article 121-2 du Code pénal.

En outre, jusqu’à la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004, dite loi Perben II, la responsabilité pénale des personnes morales était une responsabilité « spéciale », c’est-à-dire qu’elle n’existait que pour autant que le texte d’incrimination la prévoyait expressément.

Depuis la loi précitée, la responsabilité pénale des personnes morales est devenue générale.

On observera qu’en matière de mise en danger, cette modification n’a aucune incidence puisque les dispositions de l’article 223-2 du Code pénal prévoyaient déjà que les personnes morales pouvaient être déclarées responsables pénalement de ce délit. Cet article conserve néanmoins un intérêt en ce qu’il prévoit les peines applicables aux personnes morales déclarées coupables du délit de mise en danger.

Il convient ainsi de dire un mot de la répression de ce délit en distinguant selon que l’auteur est une personne physique ou une personne morale.

  • Les personnes physiques encourent à titre principal des peines maximales d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende[27].

Sont également encourues diverses peines complémentaires : interdiction de l’activité professionnelle ou sociale à l’occasion de laquelle l’infraction a été commise, interdiction de détenir ou porter une arme, suspension du permis de conduire, diverses peines réservées aux infractions commises à l’occasion de la conduite d’un véhicule terrestre à moteur, affichage ou diffusion de la décision[28].

  • S’agissant des personnes morales, les dispositions de l’article 223-2 Code pénal prévoient une amende d’un montant maximal de 75 000 euros, l’interdiction, à titre définitif ou pour une durée de cinq ans au plus, d’exercer l’activité professionnelle ou sociale à l’occasion de laquelle l’infraction a été commise, le placement, pour une durée de cinq ans au plus, sous surveillance judiciaire (sauf pour les personnes de droit public), la confiscation de la chose qui a servi ou était destinée à commettre l’infraction ou qui en est le produit, l’affichage de la décision prononcée ou la diffusion de celle-ci soit par la presse écrite, soit par tout moyen de communication au public, soit par voie électronique.

On observera que la « peine capitale » consistant dans la dissolution de la personne morale, n’est pas ici applicable.

Il convient d’envisager à présent les hypothèses dans lesquelles le délit de mise en danger a été et pourrait être appliqué aux principaux risques industriels.

2. LE DÉLIT DE MISE EN DANGER COMME SANCTION DES COMPORTEMENTS INDUSTRIELS À RISQUE

Il sera distingué entre deux catégories de victimes, classées suivant que le risque est subi à l’intérieur ou à l’extérieur d’un site industriel.

Bien qu’elle soit certainement artificielle, cette dichotomie comporte l’avantage d’adopter le point de vue des victimes et, partant, une approche pratique. Elle permet en outre et surtout de se fonder sur la distinction classique des deux principaux ensembles de normes en matière de risques industriels que sont la réglementation relative à l’hygiène et à la sécurité et la législation des ICPE.

2.1.- Risques industriels encourus sur le site : le non-respect par l’employeur de la réglementation « hygiène et sécurité »

On pense évidemment ici aux salariés et sous-traitants de l’entreprise que la réglementation concernant l’hygiène et la sécurité, contenue dans le Code du travail, a pour objet de protéger.

Il n’est pas inutile de rappeler que la justification théorique de l’obligation de sécurité pesant sur l’employeur à l’égard de ses salariés repose sur le pouvoir de direction et de contrôle qui est le sien dans l’entreprise : parce qu’il a le pouvoir de direction sur la personne – en ce compris le corps – de ses employés, l’employeur doit assurer une totale sécurité et une protection effective de leur intégrité corporelle.

L’obligation de résultat ainsi mise à la charge de l’employeur est fort éloignée des considérations purement économiques qui furent à l’origine du droit de l’hygiène et de la sécurité dans l’entreprise, qui se trouve lui-même au fondement du droit de travail. C’est en effet parce que les accidents du travail – trop nombreux – et les maladies professionnelles – trop précoces – menaçaient la vie des travailleurs et donc le développement de l’industrie elle-même, que la IIIe République institua des règles de sécurité, d’abord minimales, concernant la durée du temps de travail des enfants, puis des femmes, avant de les élargir à tous.

L’impératif de la protection de la personne des salariés ayant pris le pas sur la considération économique de la pérennité de l’entreprise, la sanction des règles d’hygiène et de sécurité est aujourd’hui assurée par des incriminations essentiellement contraventionnelles. Il est en outre admis depuis longtemps que la sanction devient délictuelle lorsqu’il a été effectivement porté atteinte à l’intégrité corporelle du salarié.

Or, il n’est pas interdit de penser que la défense des intérêts protégés par la réglementation « hygiène et sécurité » devrait gravir un échelon supplémentaire par l’application de peines délictuelles aux comportements à risque, même en l’absence de tout résultat dommageable. C’est à une telle application du délit de l’article 223-1 du Code pénal qu’a procédé le tribunal correctionnel de Lille dans l’affaire précitée[29], aboutissant à un renforcement de la sanction de ces règles. Or, la généralisation de cette jurisprudence devrait recouvrir un nombre d’hypothèses extrêmement important.

  • Renforcement de la sanction de la réglementation « hygiène et sécurité»

Les règles imposant à l’employeur de veiller à la sécurité de ses salariés, mais aussi des salariés d’entreprises tierces intervenant dans son établissement, sont aussi anciennes que multiples.

Elles sont sanctionnées au titre des articles[30] L. 4741-1, L.4741-2 et L.4741-9 du Code du travail qui prévoient une peine d’amende maximale de 10 000 euros (30 000 euros en récidive outre 1 an d’emprisonnement) à la charge de l’employeur ou de son délégataire, appliquée autant de fois que le nombre de salariés mis en danger par le non-respect de la règle de sécurité.

Outre cette infraction issue du code du travail, dans l’hypothèse où il résulte de la violation de la règle de sécurité une atteinte à l’intégrité corporelle du salarié, voire la mort de ce dernier, les dispositions des articles 222-19, 222-20 ou 221-6 du Code pénal trouvent à s’appliquer.

Le chef d’entreprise, ou son délégataire le cas échéant, est alors pleinement responsable de ces infractions punies, selon l’atteinte subie par la victime et l’existence d’une faute qualifiée, d’une amende maximale de 15 000 euros à 75 000 euros et/ou d’un emprisonnement maximal de un à cinq ans, outre différentes peines complémentaires[31].

La jurisprudence sur ce point est tout à fait classique et très abondante[32], ce qui a pu faire dire que la responsabilité pénale du chef d’entreprise s’est construite autour du droit de l’hygiène et de la sécurité.

Ce qu’apporte de nouveau le délit de mise en danger d’autrui est la possibilité – alors même qu’aucun dommage corporel n’a été subi – de réprimer d’une peine d’emprisonnement le comportement de l’employeur ayant eu pour conséquence l’exposition des salariés à un risque de dommage d’une particulière gravité et ce, même en l’absence de récidive.

C’est une telle hypothèse qu’a sanctionnée le jugement du tribunal correctionnel de Lille.

Dans son jugement du 4 septembre 2006, la juridiction énonce de manière tout à fait explicite le lien entre manquement à une obligation de sécurité et délit de mise en danger. Elle affirme ainsi qu’« on comprend aisément que les deux infractions visées dans la prévention sont intimement liées, que c’est uniquement en raison des importants manquements en matière de sécurité des conditions de travail dénoncées que le délit de mise en danger délibérée de la personne d’autrui a été retenu à l’encontre des prévenus, puisque s’ils sont avérés, ce dernier sera immanquablement caractérisé : l’exposition de salariés à l’inhalation de poussières d’amiante leur faisant courir un risque mortel ».

Quoiqu’il soit relatif à la réglementation relative à l’amiante, le raisonnement qui sous-tend cette décision est tout à fait transposable à la violation de toute règle particulière de sécurité au travail faisant courir aux salariés un risque de mort ou de blessure de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente.

  • Applications en matière d’hygiène et de sécurité

Dans l’espèce jugée par le tribunal correctionnel de Lille, c’est le décret n° 96-98 du 7 février 1996, relatif à l’amiante, qui a servi de support à la qualification du délit de mise en danger.

De la même manière, un employeur pourrait également se voir reprocher le délit de mise en danger en cas de violation délibérée de l’une quelconque des très nombreuses autres obligations particulières de sécurité ou de prudence au sein de l’entreprise, dans la mesure où cette violation exposerait ses salariés au risque de mort ou de blessure grave.

On citera ainsi, sans objectif d’exhaustivité, les réglementations relatives :

– aux substances chimiques, tant en ce qui concerne leur manipulation que l’information ;

– aux fiches de sécurité des postes de travail ;

– aux plans de prévention[33] ;

– le non-respect de la réglementation relative aux appareils à pression de gaz et de vapeur d’eau[34] ;

– la réglementation propre aux entreprises du bâtiment[35] (etc.).

2.2.- Risques industriels encourus en dehors du site : le non-respect par l’exploitant de la législation ICPE

Il convient d’envisager à présent la possibilité de voir sanctionner, au titre du délit de mise en danger délibérée de la vie d’autrui, les risques industriels dont seraient victimes des tiers à l’entreprise et en particulier des voisins et plus généralement le public.

  • Renforcement de la sanction de la législation ICPE

Les entreprises industrielles – qui sont seules envisagées – sont pour leur immense majorité soumises au titre V du livre Ier du Code de l’environnement relatif aux ICPE qui sont susceptibles de porter atteinte aux intérêts protégés par l’article L. 511-1 du Code de l’environnement au rang desquels on trouve « la commodité du voisinage » et la « santé ».

À ce titre, le fonctionnement des installations classées est

Incinérateur en région parisienne

admis sous réserve du respect d’un ensemble de prescriptions édictées par décrets et arrêtés ministériels et préfectoraux qui, pour nombre d’entre elles, peuvent être qualifiées de règles particulières de sécurité au sens des dispositions de l’article 223-1 du Code pénal.

La violation de ces règles entraîne des sanctions pénales différentes suivant qu’est en cause une installation classée soumise à déclaration ou à autorisation.

Dans cette mesure, et par analogie avec ce qui a été dit des violations de la réglementation « hygiène et sécurité », il est tout à fait envisageable de sanctionner la violation de la législation ICPE, en l’absence même de tout dommage corporel, au titre de la mise en danger d’autrui.

  • Applications en matière d’ICPE

On trouve en la matière peu de décisions publiées.

Ainsi, une décision ancienne de la Cour de cassation[36] a pu valider une ordonnance de refus d’informer, rendue sur une plainte avec constitution de partie civile reprochant au maire et au préfet de police de Paris d’avoir exposé directement les personnes à un risque immédiat de mort ou de blessures en ne prenant pas des mesures suffisamment efficaces pour pallier les effets de la pollution atmosphérique, au motif que le décret n° 74-415 du 13 mai 1974 modifié relatif à la surveillance de la qualité de l’air dans les agglomérations n’impose pas d’obligation particulière de sécurité et de prudence.

« l’affaire AZF est venue rappeler que le risque létal des riverains d’une installation classée n’est pas uniquement théorique »

À cet égard, l’affaire AZF est venue rappeler que le risque létal des riverains d’une installation classée n’est pas uniquement théorique.

D’autres affaires ont confirmé la difficulté de sanctionner les industriels au regard du délit de mise en danger en l’état des textes et de la jurisprudence actuels.

ancienne cheminée industrielle

L’un des obstacles réside dans l’absence de règle générale constituant une obligation particulière de sécurité ou de prudence, en présence d’un arrêté préfectoral d’autorisation qui en précise les termes[37].

Un autre obstacle provient de l’obligation de déclaration des incidents. Selon la Cour de cassation, il en résulte que la non-déclaration, même délibérée, d’un incident sans conséquence, ne peut constituer le délit de mise en danger[38].

Mais malgré ces contraintes, et au-delà des particularismes de chaque affaire, cette jurisprudence est sans doute encore à écrire et l’on peut ainsi songer que pourra justifier demain des poursuites sur le fondement de l’article 223-1 du Code pénal, la violation d’obligations de sécurité aussi diverses que celles relatives à la légionelle dans les tours aéro-réfrigérantes, aux pollutions de toutes sortes (air, eau) ou à la prévention des explosions.

La proposition de loi déposée le 13 janvier 2011 au Sénat, qui visait expressément les risques générés par « le développement des techniques » était de nature, si elle avait été adoptée, à générer un accroissement très important du contentieux sur ce point.

Il n’est cependant pas exclu que les juges du fond, sans attendre cette modification du texte souhaitée en son temps par l’un de ses meilleurs connaisseurs, fassent œuvre prétorienne.

Ils n’auront pas nécessairement à craindre les foudres de la chambre criminelle de la Cour de cassation qui, lorsqu’elle est disposée à le faire, sait parfaitement interpréter un texte pénal pour les besoins de la répression.

NOTES

[1] Prop. de loi déposée au Sénat le 13 janv. 2011, relative à la délinquance d’imprudence et à une modification des dispositions de l’art. 223-1 du Code pénal instituant le délit de « mise en danger délibérée de la personne d’autrui », texte n° 223, session ordinaire 2010-2011.

[2] T. corr. Lille, 4 sept. 2006, n° 5327/06, MCD.

[3] CA Douai, 6e ch. corr., 6 mars 2008, n° 07/02135.

[4] E. CARREIRA, « La société ALSTOM est pénalement sanctionnée pour avoir exposé son personnel à l’amiante », Option finance n°901, 9 octobre 2006, p.32 ; J. GRANGE, « Des salariés exposés à l’amiante sont indemnisés même sans être malades », Usine nouvelle, n°3023, 11 septembre 2006 ; C. LIENHARD, « Amiante : un jugement exemplaire », Journal des Accidents et des Catastrophes du CERDACC, n°68, novembre 2006.

[5] C. pén., art. 222-19 al. 2, 222-20 et 221-6 al. 2.

[6] En dernier lieu : Cass. crim., 3 mai 2011, n° 10-85074, cassant un arrêt d’appel ayant condamné un prévenu sans préciser la source et la nature de l’obligation de sécurité violée en l’espèce.

[7] M. Puech, « De la mise en danger d’autrui », D. 1994 chron. P.153

[8] C. route, art. R. 412-6 II et R. 413-17 II.

[9] Réglementation de la circulation aérienne, Règles de l’air, 3.1.1.

[10] Cass. crim., 18 mai 2010, n° 09-83032.

[11] Prop. de loi déposée au Sénat le 13 janv. 2011, relative à la délinquance d’imprudence et à une modification des dispositions de l’art. 223-1 du Code pénal instituant le délit de « mise en danger délibérée de la personne d’autrui », texte n° 223, session ordinaire 2010-2011.

[12] Ibidem

[13] Collectif « Les incidences de l’évolution du droit pénal français sur les activités aéronautiques » (Délit de mise en danger délibérée d’autrui ; responsabilité pénale des personnes morales » RFD aérien, 1996, p. 149 à 214

[14] T. corr. Lille, 4 sept. 2006, préc.

[15] CA Rennes, chambre 3, 26 sept. 1996: JCP 1997.II.22902. Cet arrêt a été confirmé par : Cass. crim., 11 févr. 1998, n° 96-84929 : Bull. crim. 1998, n° 57.

[16] CA Aix-en-Provence, 22 nov. 1995 : Gaz. Pal. 1996, 1, jurispr. p. 112, n. J.-P. Doucet ; D. 1996, jurispr. p. 405, note J. Borricand.

[17] CA Grenoble, 19 févr. 1999 : D. 1999, jurispr. p. 480, note m. Redon – Cass. crim., 9 mars 1999, n° 98-82269 : Bull. crim. 1999, n° 34 ; D. 2000, p. 81, note M.-C. Sordino ; RSC. 1999, p. 581 et p. 808.

[18] CA Chambéry, 11 mai 2000, n° 00/00067 – CA Chambéry, 11 mai 2000, n° 99/00427.

[19] CA Poitiers, 17 sept. 1998, n° 98/00249.

[20] CA Douai, 5 mars 1998,: BID 1999, n° 6, p. 18.

[21] CA Amiens, 22 sept. 1998, n° 98/00150 : JCP G 1999, IV, 2562.

[22] CA Aix-en-Provence, 1er déc. 1997 : Dr. pén. 1998, comm. 136.

[23] CA Paris, 9 nov. 1995, n° 95-3934 : Dr. pén. 1996, comm. 57 – T. corr. Bobigny, 29 mai 1998 : Gaz. Pal. 1999, 2, somm. p. 559, note R. Lévy – CA Paris, 25 févr. 2000, n° 99/03631.

[24] CA Paris, 31 mai 2000, n° 99/07748 : D. 2000, IR p. 203.

[25] CA Aix-en-Provence, 5e ch, 1er avril 2009, n° 2009/140. Confirmé par Cass. crim., 18 mai 2010, précité.

[26] CA Caen, 9 février 2011, n° 2011/127, inédit

[27] C. pén., art. 223-1.

[28] C. pén., art. 223-18 et 223-20.

[29] T. corr. Lille, 4 sept. 2006, préc.

[30] Anciennement : articles L. 231-1, 231-2, 263-2 et L.263-2-1 du Code du travail

[31] C. pén., art. 222-19, 222-20, 221-6 et 221-8.

[32] Pour des illustrations : Cass. Crim. 13 avril 2010, pourvoi n° 09-81.504 ; 2 mars 2010, pourvoi n° 09-84.314  et pourvoi n° 09-82.607 ; 8 décembre 2009, pourvoi n° 09-82.183 ; 12 mai 2009, pourvoi n° 08-85.047.

[33] Mais on notera que la Cour de cassation a pu refuser ici de qualifier le délit en l’absence de lien direct entre le manquement et le risque créé : Cass. crim., 16 févr. 1999, n° 97-86290 : Bull. crim. 1999, n° 24 ; D. 2000, jurispr. p. 9, note A. Cerf ; Dr. pén. 1999, comm. 82 ; RSC 1999, p. 581, p. 808 et p. 837.

[34] T. corr. Péronne, 4 juill. 1995 : Gaz. Pal. 1996, 2, chron. crim. p. 96.

[35] Cf. Cass. crim., 3 avr. 1984, n° 82-93308 : Bull. crim. 1984, n° 139.

[36] Cass. crim., 25 juin 1996, n° 95-86205 : Bull. crim. 1996, n° 274 ; Dr. pén. 1996, comm. 265 ; RSC 1997, p. 106 et 390.

[37] Cass. crim., 30 oct. 2007, n° 06-89365 : Bull. crim. 2007, n° 2561 – Cass. crim., 21 sept. 2010, n° 09-86258.

[38] Cass. crim., 4 oct. 2005, n° 04-87654 : Bull. crim. 2005, n° 250.

 

LAISSER UN COMMENTAIRE

Commentez !
Merci d'entrer votre nom

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.